Menace sur le socle

Nisa vit à l’âge du bronze. Du bronze seul, qui naît d’une coulée brûlante et d’une cire qui se perd. Un bronze qui se travaille, qui se frotte, se gratte, se cisèle, se ponce. Un bronze qui s’oxyde et qui prend les rides du temps comme des surprises – souvent heureuses.

À l’âge du bronze Nisa construit ses édifices et appelle ses peuples. Ils viennent, fidèles, à ses rendez-vous. Sur un socle massif, dont ils se distinguent à peine, les premiers guetteurs se tiennent debout… Que regardent-ils? Je ne sais pas. Ils sont en bon ordre et ils attendent. Ils sont prêts. Ils ont toute l’humanité devant eux, on dirait déjà qu’ils la voient, que peut-être aussi, silencieusement, ils l’appréhendent.

Cet ordre est soudain bouleversé. Babel voit sa tour orgueilleuse emportée dans un tourbillon, une tornade de corps humains qui se tordent dans un vent puissant. A Babel, on ne parle plus, on crie. Menace sur le socle. Terreur invisible dans le calme des tours de guet, pendant la nuit.

Il est impossible de dire si l’écroulement de Babel a suivi l’érection des tours, ou l’a précédée. S’il s’agit d’un avant ou d’un après. D’un commencement, d’une fin. Les guetteurs attendent-ils quelque chose qu’ils ne connaissent pas, mais qu’ils redoutent vaguement, ou le retour d’une calamité de légende, dont les anciens leur ont parlé?

Pas de réponse, sinon dans un livre qui est là, le grand livre du temps, le maître des époques. Un livre de bronze, évidemment. Nous sommes entrés, nous avons regardé et vu, ensuite nous sommes repartis: nous ne sommes pas sortis de notre âge.

Jean-Claude Carrière

Transhumances

Nisa Chevènement ramasse dans son oeuvre artistique un travail de préhistorien, de démographe, de philosophe. Elle trempe son bronze dans l’encrier des récits mythologiques qui racontent les débuts de l’humanité – à moins que ce passé ne soit un futur, celui d’une civilisation post catastrophe écologique, quand les hommes seront redevenus nus à cause d’une faute écologique, nucléaire ou bactériologique.

Préhistorien, car j’imagine ainsi la horde primitive racontée par les ethnologues du siècle de la révolution industrielle. Un grouillement, une grappe, une masse constituée d’individus formellement identiques, probablement animés d’une même âme collective conduite par la peur des animaux sauvages, l’angoisse des soleils éteints ou des saisons sans lumière, la crainte de la mort dont on ne sait pas alors pourquoi elle est, bien qu’on comprenne quand elle est. Ces essaims d’êtres sortis d’anfractuosités géologiques, ces éboulis d’humains comme effrités du bloc d’une falaise, ces corps livrés au monde comme en une fois sa progéniture sort d’un sexe de femme, nous montrent ce que fut le mode à ses origines.

Démographe, car notre société de post-révolution française ne pense plus qu’en termes d’individus atomisés, de sujets distincts du groupe, incapables même d’un contrat avec lui. Elle ne voit plus que des monades perdues dans l’infini, des particules en mouvements fous. Cette incapacité à saisir plus loin que la particularité empêche de penser le monde. Le petit égotisme contemporain, l’égoïsme repeint aux couleurs de l’hédonisme vulgaire, ne permettent pas de penser le monde qui, désormais, est mouvement massif de groupes humains: transe des transhumances, marche imperturbable de colonies humaines qui fuient l’enfer et se dirigent vers un monde qu’ils pensent meilleur, partout sur la planète, les grappes humaines se déplient en rubans de pauvreté, de misère, d’espoir, de famine. Conduits par la peur, minés par l’angoisse, ces hommes apportent avec eux la peur et l’angoisse d’autres humains que les pouvoirs conduisent par le ventre et les instincts.

Philosophe, car ces sculptures donnent une leçon d’ontologie: l’être de l’homme n’est pas immatériel, évanescent, éthéré, comme aiment à la faire croire les idéalistes et les spiritualistes depuis des millénaires. L’être de l’homme est consubstantiel à l’être de la terre qui, ici, est bronze. Nous ne sommes que poudre, poussière d’étoiles, sable d’une géologie de chair et de sang. Des blocs de basalte s’effritent au sommet en grappes humaines, des arbres lancent leurs racines dans le ciel ou poussent leurs branches dans le sol, mais le bois de ces végétaux sans feuilles est fait de corps humains. Leçon présocratique, d’avant Pythagore, Platon et les Chrétiens: nous ne sommes que poussière, terre qui retournera à la terre.

Préhistorienne, démographe, philosophe, Nisa Chevènement donne des leçons de sagesse sans en avoir l’air. Ses formes de bronze exigent qu’on se penche vers elles, qu’on se courbe, qu’on les regarde pour les détailler, qu’on fasse le point sur le détail, qu’on aille dans leur direction comme vers l’infiniment petit d’une fourmilière, d’une termitière ou d’une ruche. Ou bien encore, qu’on se dirige vers l’infiniment grand d’un cosmos où, passant par les trous noirs, nous découvririons d’autres mondes qui diraient notre monde. Un univers de masses dans lesquelles les individus comptent pour rien puisque le mécanisme cosmique leur destine le même sort que celui du moucheron – de l’éphémère. Dès lors, quiconque sait cela peut vouloir une autre vie que celle qu’il mène. Nisa Chevènement montre : que celui qui doit voir voit…

Michel Onfray

Tohu-bohu

Dès qu’un peuple se réunit, il y a des cérémonies. Humain ou divin, tout cérémonial veut de l’ordre, et donc, où que ce soit, de l’étagement visible à l’oeil nu. Des degrés et des estrades. Au somment les maîtres anonymes, sur les terrasses Les Très-Hauts Dignitaires. A mi-chemin la foules des intermédiaires. En bas les masses, plus largement étalées. Eternelle tristesse de l’Homo-hierarchus. Même les dieux et déesses indiens ne sont pas égaux entre eux. Il y a l’étage des souverains, celui des guerriers, et enfin des intendants ou paysans.

Il y a quelque chose de paléolithique, d’immémorial et de matriciel dans ces démiurges miniatures. Sa glaise est une cire, son soleil, un bec de gaz, son souffle une spatule. Et le cosmos qui sort de ses mains, à mi-chemin entre un décor de théâtre et un tohu-bohu. Nisa nous fait assister a la naissance de formes encore inachevées, spectrales, vaguement humaines, à partir d’une matière plus primitive que première, coulant comme une lave irrégulière, crevassée, abyssale, venue du fond des âges. Comme une genèse en gésine, un enfantement sauvage surpris entre le premier et le septième jour, une métamorphose archaïque et inachevée: ces formes fantomatiques portent mystérieusement le sceau d’une mémoire sacrée.

Voici la procession des spectres et des silhouettes, le menu, permanent, infatiguable engendrement de revenants par la Mémoire. Voici l’inlassable métamorphose des stèles d’écritures en figures vivantes. Telle une légende des sicles dans l’espace, un in-folio s’ouvre, et laisse s’échapper ses générations successives. Toute l’aventure humaine dévalant par pans échelonnés des profondeurs vulvaires de la Page… L’artiste est une femme? Rien de mièvre ici. Agrandissez ces spectres et ces loqueteux à l’échelle d’un parc ou d’un jardin, et vous aurez un monument à la fécondité de l’humaine mémoire. Le symbole libre d’accès, lisible par tous, d’une célèbre formule: «la culture est le culte des grands morts». Les morts se dressent en grappes. Perpétuelle résurrection. Sortis de l’infructuosité des signes, d’âge en âge, viennent a nous les foules inventives. A l’orée d’un campus universitaire, on imagine ces propylées, à hauteur d’homme, ouvrant l’Université sur la Ville, le Livre sur la Vie. Quelle plus belle entrée en matière, pour les étudiants, qu’un pareil monument à la continuité cumulative de notre espèce?

Régis Debray

Homo Erectus
Qui sont-ils ces hommes – ces silhouettes, dont on ne distingue pas les traits du visage? On connait leur mère créatrice, Nisa. C’est elle qui dans son atelier de sculpteur, dans le rougeoiement de la matière en fusion, les fait surgir en foule compacte. Les corps sont si serrés les uns contre les autres qu’on s’interroge sur la nature des êtres. Hommes rassemblés ou essaim ou fourmilière? Mais il s’agit bien d’hommes, debout, droits – homo erectus. Ils se regroupent au sommet de hautes tours en ruine, dont les bases sont submergées. Mais les hommes de Nisa, veulent vivre! Sont-ils des survivants? Nisa refuse cette «création» élémentaire. Tout est ambiguïté dans son travail. On se penche et la perspective change. Ces hommes qui refusent d’être engloutis sont nés d’une éruption de matière, d’une sorte de lave-humaine qui s’écoule d’une faille. Et Nisa nous dévoile que l’homme nait de la matière, du minéral, de la terre. Il s’arrache à la glaise, à cette lave qui est son bain matriciel. C’est cette naissance, que toute l’œuvre de Nisa met d’abord en scène. Création du monde, de l’homme. Mais levons les yeux, regardons le sommet des tours et nous voyons ces hommes menacés d’être dévorés par la lave qui est aussi leur lieu de naissance, la matière dont ils sont composés. En nous faisant voir – et toucher! – cette unité contradictoire, Nisa confirme qu’elle est une vraie créatrice. Car il n’y a pas d’art, si l’artiste n’exprime pas dans son œuvre, cette unité, ce mystère, cette tragédie. La déchirure qu’est toute vie. L’artiste la révèle par la matière qu’il utilise, les mots qu’il choisit, les phrases qu’il agence.Nisa, de la lave créatrice au retour de la vie à la matière, dit l’essentiel, en usant d’une forme qui saisit. Tout nait de la matière et y retourne. Mais Nisa dit plus: entre ces deux états, il y a ces hommes qui vivent qui s’accrochent aux ruines, qui font l’ascension des tours. Mystère de la vie, mystère de l’art. L’œuvre de Nisa est ambitieuse. En regardant ses pièces, me sont revenus les vers de René Char qui pourraient définir l’œuvre de Nisa Chevènement: «J’ai confectionné avec des déchets de montagne Des hommes qui embaumeront quelque temps les glaciers».

Max Gallo